Synopsis

En quoi les dispositifs immersifs de l’ère numérique permettent-ils d’augmenter les possibilités d’immerger le spectateur au cœur de l’image ? Voilà la question qui a rythmé l'écriture de ce texte.

Ce mémoire a été rédigé lors de mes études pour obtenir mon DNSEP en Design Graphique et Multimédia. Il est une réflexion sur le rapport que l'on a avec les nouvelles technologies, en particulier sur le rôle qu'ils jouent dans la création d'expériences immersives. Cet écrit se base sur des projets divers allant de l'image fixe jusqu'au jeu vidéo en passant par des œuvres cinématographique.

Remerciements

Avant toute chose, je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à ma Directrice de mémoire Madame Corinne Melin, enseignante à l’École Supérieure d’Art et de Design de Pau, sans qui ce mémoire n’aurait pas pu prendre forme. Je la remercie grandement de m’avoir encadré, orienté, aidé et conseillé tout au long de l’écriture de ce document. Je la remercie aussi pour sa patience ainsi que pour le temps qu’elle a consacré aux multiples retours et corrections effectués. Pour finir, je la remercie pour sa gentillesse, sa bienveillance et son soutien constant durant ces derniers mois. Je remercie également toute l’équipe pédagogique de l’École Supérieure d’Art et de Design de Pau, tous les intervenants professionnels et toutes les personnes qui par leurs paroles, leurs écrits, leurs conseils et leurs critiques ont guidé mes réflexions. Évidemment j’adresse mes plus sincères remerciements à ma maman Christine pour son soutien tout au long de ma scolarité et pour ce qu’elle a fait afin de me permettre d’en arriver là. Je tiens également à remercier mes ami(e)s Sophie, Jeanne, Arthur et Clément pour leur amitié, leur soutien, leur encouragement, leurs conseils et leurs avis qui m’ont permis de poursuivre dans ces études et de mener à bien la rédaction de ce document.

À tous ces personnes, je présente mes remerciements, mon respect et ma gratitude.

Crédits

Liste des projets présents dans la vidéo d'arrière plan:

DataGate par le studio Ouchhh,
Infinite Space par Refik Anadol,
Archive Dreaming par Refik Anadol,
Noumenon par Can Büyükberber,
The Infinite Crystal Universe par teamlab,
The day we left field par Tundra

Liens externes

Mémoire rédigé par :

Christophe Léon

Mémoire de DNSEP

par Christophe Léon

L'immersion dans l'image

à l'ère numérique

Introduction

Quand on parle d’immersion dans l’image, on a généralement la vision d’un dispositif technologique qui nous propose la découverte d’un univers en nous plongeant concrètement dans celui-ci. Il est vrai que notre entrée dans l’ère numérique est liée pour beaucoup à la représentation que l’on se fait de l’immersion.

On parle d’ère numérique ou de révolution numérique à cause du bouleversement profond qu’ont connu les sociétés par l’essor des techniques, principalement celles de l’informatique et d’Internet. Nous utilisons de nombreux appareils numériques au quotidien, rendant difficile le développement de nos sociétés en leur absence, télévision, radiodiffusion, ordinateur, console de jeu, smartphone, etc., et ces objets ne cessent d’être de plus en plus perfectionnés et performants. Cette évolution a donné naissance à de nouveaux procédés et certains médias s’en sont servis afin de parfaire leur technique immersive. C’est le cas du cinéma qui est né avec « le rêve de créer un espace de nature tridimensionnelle » 1 Citation d’Andrea Pinotti, professeur d’Esthétique, de théorie de la représentation et de l’image, lors d’un échange avec Dominique Moulon sur la thématique de l’image et de l’émergence de l’immersion. dans le but de plonger le spectateur au cœur de l’image et de l’univers imaginé. Même si de nombreux exemples et anecdotes 2 Une anecdote célèbre est celle de la projection du film Arrivée d’un train à la Ciotat des Frères Lumière, une sensation de malaise a frappé les spectateurs à cause de la locomotive et de la crédibilité de sa prise de vue. permettent de montrer la puissance immersive du 7e art, l’image en mouvement n’est pas le seul moyen disponible pour offrir une immersion au spectateur. En effet, si l’entrée dans l’ère numérique est relativement récente, le concept d’immersion, quant à lui, a pris racine dans des temps plus anciens. Par exemple, la perspective centrale, mise au point au xve siècle, a permis d’apporter de la profondeur aux images produites, qui étaient jusque-là plates ; permettant désormais de créer l’illusion d’un espace tridimensionnel. Le jeu vidéo par exemple s’inspire grandement de la perspective linéaire pour donner forme à leur univers.

Outre la perspective, la manière de prendre en compte le spectateur trouve aussi ses racines dans une histoire des arts. L’analyse de Michael Fried dans son ouvrage La place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, publié en 1990, en rend compte. L’auteur démontre, en s’appuyant notamment sur Greuze, Manet, ou encore Chardin, que de nombreux peintres du XVIIIe au milieu du XIXe feignent d’ignorer, dans la structuration de leur tableau, le fait qu’il est regardé. Ils peignent à cet effet des personnages absorbés par, ou dans, une occupation, une pensée, une émotion et peu soucieux du fait qu’ils soient vus ou non. Paradoxalement, cette feinte encourage l’immersion du spectateur dans l’illusion peinte.

« Il faut qu’il [l’artiste] cherche un moyen de neutraliser, voire de nier la présence du spectateur pour que puisse s’établir la fiction qu’il n’y a, en face du tableau, personne » (p. 20).

De ce fait, l’action représentée devient légitime, qu’elle soit observée ou non. Mais au-delà de ça, le fait de « nier la présence du spectateur » vis-à-vis de l’action en cours, donne à cette dernière du crédit. Cette exclusion rend le spectateur curieux et le pousse à s’investir dans ce qu’il observe. Finalement, si d’habitude c’est l’œuvre picturale qui s’avance vers nous, ici, c’est au spectateur d’aller vers la représentation picturale.

La composante visuelle a été, pendant longtemps, l’outil principal que les créateurs possédaient afin d’intensifier l’immersion du spectateur. Aujourd’hui, bien que la vision reste le sens le plus sollicité 3 Selon Morton Leonard Heilig, un des pionniers de la réalité virtuelle, les sens accaparent l’attention selon cette échelle : la vue 70%, l’ouïe 20%, l’odorat 5%, le toucher 4%, le goût 1%. , l’attrait pour la multisensorialité fait qu’il est difficile de dissocier ce sens des autres. C’est en cela que le cinéma a un rôle important en tant qu’il s’apparente à un dispositif immersif. Par ailleurs, c’est dans cette même optique et avec l’envie de repousser les limites de l’immersion que deux technologies se sont développées : la Réalité augmentée (RA) et la Réalité virtuelle (RV). Aujourd’hui, ces dispositifs se démocratisent et deviennent de plus en plus accessibles au grand public, faisant d’elles les technologies phares de ces dernières années. On peut donc alors se demander en quoi les dispositifs immersifs de l’ère numérique permettent-ils d’augmenter les possibilités d’immerger le spectateur au cœur de l’image ?

Si la révolution numérique nous permet d’intégrer la notion de multisensorialité plus aisément au sein des projets, l’interactivité se trouve elle aussi de plus en plus présente. Encore une fois, c’est le développement technologique et informatique qui permet l’invention de dispositifs olfactif, gustatif ou haptiques 4 L’haptique, du grec haptomai qui signifie « je touche », désigne la science du toucher, par analogie avec l’acoustique ou l’optique. cf. Wikipédia , bien que cela soit plus difficile à mettre en place. Le cinéma, la RA et la RV expérimentent continuellement l’utilisation de différents modes d’expression permettant d’intensifier la sensation d’immersion au sein de l’image. Évidemment, l’utilisation à elle seule de ces technologies ne suffit pas à faire plonger dans un univers, ce ne sont que des outils parmi d’autres dont il faut savoir manier les subtilités. Néanmoins, chacun de ces trois dispositifs permet de proposer un genre d’expérience immersive qui lui est propre. Je montrerai que le cinéma offre une immersion distancielle du fait de l’absence d’interaction physique dans la diffusion de l’œuvre. La RA, quant à elle, propose une immersion partielle, du fait qu’il est seulement possible d’interagir avec certains éléments afin d’augmenter la réalité d’une dimension virtuelle (nous ne sommes pas totalement projetés dans un monde iconique). Enfin, la RV propose une immersion totale, tout du moins, c’est ce vers quoi elle tend : la substitution totale de notre réalité physique établie jusque là. Notre évolution est toujours portée par des technologies innovantes et nous sommes peut‑être bien en présence de celles qui nous ont transformés et de celles qui nous feront évoluer à nouveau.

Immersion dans l'image

(partie I)

1.1. Mise au point terminologique

Dans notre cas, la période et les dispositifs qui vont être abordés, nous imposent certaines notions qui se doivent d’être correctement définies pour comprendre la réflexion qui sera exposée par la suite. Par correct, on entend non pas la définition convenue de la notion, mais plutôt la manière dont il faut l’utiliser ici.

1.1.1. Immersion

Il existe de nombreux sens au terme d’immersion 1 Immerger, (du latin Immergere), verbe transitif du 1er groupe, dérive de mergere qui signifie enfouir/plonger dans. , mais n’oublions pas qu’ici, il est question d’ère numérique et le progrès technique de ces dernières décennies est tel, que le terme d’immersion s’est très répandu dans le milieu de l’informatique, de la réalité virtuelle et des jeux vidéo. La définition de ce dernier s’est donc adaptée en conséquence et son caractère numérique lui a conféré une nouvelle connotation. Staffan Björk et Jussi Holopainen 2 Staffan Björk est professeur en Design d’interaction et Games Researcher à l’université de Gothenburg. Jussi Holopainen, lui, est chercheur scientifique au Nokia Research center en Finlande. ont publié en 2005 l’ouvrage Patterns in Game Design. Tous deux intéressés par le monde du jeu, ils se sont penchés sur la question des modèles de conception de jeux vidéo et sur l’immersion produite par ces derniers. Finalement, ils en sont arrivés à la conclusion que l’immersion, qu’elle soit liée ou non au jeu vidéo, peut être distinguée en six catégories :

  • L’immersion sensori-motrice qui est expérimentée lorsque l’utilisateur est amené à prendre des décisions rapides.
  • L’immersion cognitive qui est expérimentée lorsque l’expérience pousse l’utilisateur à s’impliquer sur le long terme dans l’expérience vécue.
  • L’immersion émotionnelle qui est expérimentée lorsque l’on s’investit dans une histoire.
  • L’immersion spatiale qui est expérimentée lorsque l’utilisateur a l’impression de se trouver réellement dans le monde virtuel. Celui-ci doit être convaincant au point de troubler la frontière entre les mondes réel et virtuel.
  • L’immersion psychologique qui est expérimentée lorsque l’utilisateur n’arrive plus à faire la différence entre le monde virtuel et la vie réelle.
  • L’immersion sensorielle qui est expérimentée lorsque l’utilisateur entre dans un environnement en trois dimensions tout en étant stimulé physiquement par celui‑ci.

Chacune des différentes catégories d’immersions possède ses propres caractéristiques qu’il est plus ou moins possible d’inclure lors de la réalisation d’une expérience immersive. Mais c’est cette diversification qui permet de concevoir des sensations toujours plus intenses.

1.1.2. Réalité

La réalité est un concept abstrait qui est défini comme étant « ce qui est réel, ce qui existe effectivement », selon le dictionnaire Le Robert. Cependant, la définition reste encore floue et peut-être devrait-on plutôt parler de réalité physique, c’est-à-dire celle qui nous entoure et que l’on peut palper. Il serait donc alors plus évident de la mettre en confrontation avec ce qu’on appelle réalité virtuelle. Ici, le terme de réalité virtuelle ne fait pas référence au dispositif RV mais plutôt au concept même de virtualité, c’est-à-dire un environnement illusoire et fictif qui possède un espace et un temps qui lui est propre, bien que parfois, la limite entre les deux peut être peu perceptible.

1.1.3. Augmentation

L’augmentation signifie l’enrichissement par un nouvel élément, qu’il soit physique ou virtuel, d’un objet pré-existant. Ce terme n’est pas seulement utilisé pour qualifier une fonction des technologies. Les livres pop-up, par exemple, représentent une forme d’augmentation, on vient proposer un objet qui se développe dans l’espace pour plonger le spectateur au cœur du visuel. Les cartes de vœux musicales qui proposent de diffuser un contenu audio une fois ouverte, offrent une augmentation sonore à l’objet initial. Et évidemment, l’augmentation numérique, que l’on peut expérimenter via les dispositifs RA, permet d’enrichir notre environnement en superposant des objets virtuels à notre réalité physique.

1.1.4. Interaction

On peut définir deux types d’interactions : l’interaction mentale et l’interaction physique. Si l’une sollicite l’esprit, l’autre agit sur le corps. On pourrait dans ce cas aisément associer la première au principe de contemplation et l’autre à l’implication directe de l’utilisateur (que ce soit via son corps ou par le biais de dispositifs tiers tels que des manettes ou encore des caméras).

1.1.5. Cadre

Étymologiquement, le mot cadre renvoie à l’idée d’une délimitation qui viendrait entourer un élément pour en définir les frontières. On peut parler de cadre dans le cas d’un objet physique (le cadre d’un tableau par exemple), mais aussi dans un contexte plus abstrait (un cadre de vie). Ce terme possède cette adaptabilité intéressante en fonction du contexte dans lequel il est employé. Pourtant, bien qu’il impose des limites, il ne soustrait pas pour autant ce qui existe à l’extérieur de celles-ci. Cela sous-entend simplement qu’à un instant t,
dans une temporalité et un espace défini, la vision qu’on a de ce qui est présent au sein de ce cadre est ce qui nous est donné de voir. Cependant, libre à nous, si nous en avons la possibilité, d’explorer ce qui évolue en dehors des limites du cadre 3 On peut d’ailleurs mettre ce terme en confrontation avec la notion d’écran qui est souvent utilisée. Mais le mot écran installe une trop grande distance entre le spectateur et l’objet à voir. La notion d’écran, de l’ancien français escran, est similaire au terme barrière qui symbolise alors un obstacle. principal.

Image d'explication de la perspective centrale ou à un point de fuite.
Explication de la perspective centrale ou à un point de fuite.

1.2. L’image immersive, de la conquête du relief à la conquête du temps

Quand on parle d’image immersive, on peut comprendre par là la création d’un univers immergeant convaincant et crédible. Afin d’approfondir le degré d’immersion de ce dernier, il convient de travailler certains de ses caractères et de les exploiter au mieux.

Tableau *L’École d’Athènes* du peintre Raphaël.
L’École d’Athènes, Raphaël, 1508 – 1512.

Sachant que le sens de la vue prime pour l’homme, l’univers immergeant doit être avant tout visuellement acceptable. Une des voies consiste en la recréation d’images le plus proche possible formellement de notre réalité physique. Pour ce faire, il a mis à jour un moyen précieux : la perspective centrale. Disons que malgré ses défauts, elle est la technique de représentation qui produit les images les plus proches de la réalité physique. Cependant, de telles images ne peuvent que donner l’illusion de la profondeur sans jamais donner la sensation du relief. Il faut donc attendre l’avènement de la photographie et la découverte de l’anaglyphe 4 Un anaglyphe est une image imprimée pour être vue en relief, à l’aide de deux filtres de couleurs différentes disposés devant chacun des yeux de l’observateur.

Exemple d’une image anaglyphe. Photographie de Mars par la nasa.
Exemple d’une image anaglyphe. Photographie de Mars par la NASA.
Ce principe est fondé sur la notion de stéréoscopie qui permet à notre cerveau d’utiliser le décalage entre nos deux yeux pour percevoir le relief. cf. Wikipédia. en 1853 par Wilhelm Rollmann, pour permettre la création d’image en relief, à condition d’observer cette dernière via un appareil idoine (lunettes bicolores). Malheureusement, l’anaglyphe n’a pas su s’imposer car la révolution numérique a apporté les moyens techniques nécessaires qui permettent de produire des images en relief de haute qualité.
Explication du fonctionnement des lunettes anaglyphes.
Explication du fonctionnement des lunettes anaglyphes.
Si le trompe-l’œil en peinture donne la sensation d’un univers présent au loin avec une histoire éloignée de nous, le relief offre la sensation d’un univers visuel qui sort de la surface pour s’avancer vers le spectateur. Le relief a donc permis la conquête de l’espace qui marquait la frontière entre le monde de l’observateur et celui de l’œuvre.

Maintenant que l’univers est visuellement acceptable, il reste une composante essentielle qu’il convient d’octroyer à l’univers immergeant : la temporalité. En effet la peinture, bien qu’elle ait tenté d’y pallier, que ce soit par la multiplication de scènes (insérées ou non dans le même tableau), ou bien par la représentation de scènes vivantes imprégnées de dynamisme (comme on peut le voir dans l’art baroque), présente quoi qu’il arrive des temps figés. L’idée est alors de passer du fixe au dynamique en proposant un univers qui se déploie dans le temps. C’est alors que le cinéma apparaît, apportant avec lui des images en mouvement et permettant ainsi à l’univers de l’image de devenir cinétique. Désormais, le cinéma comporte lui aussi des ressources qu’il se doit d’exploiter pour créer des expériences immersives tout en déployant un univers immergeant convaincant et crédible.

Arrivée d’un train à la Ciotat, 25 janvier 1896.
Arrivée d’un train à la Ciotat, 25 janvier 1896.

Néanmoins, même si le cinéma offre de nouvelles possibilités en termes d’immersion, il persiste tout de même une distance entre le temps perçu et le temps vécu par le spectateur. L’immersion totale tendra plutôt vers ce qu’on pourrait appeler « temps réel », c’est-à-dire un temps où celui de l’image et celui du spectateur confluent vers une même instantanéité. Dans le but d’y arriver, l’interactivité semble peu à peu prendre de l’ampleur au sein des expériences immersives.

1.3. L’immersion, un imaginaire collectif construit sur la fiction

Notre imaginaire collectif est un imaginaire qui s’est en partie construit sur la science-fiction, et il faut voir cette dernière comme un moyen de lire notre monde. Elle se veut être un genre anticipateur des multiples envies ou peurs représentatives des mœurs d’une époque. Mais alors, comment est perçue l’immersion en regard des dispositifs cinéma, RA et RV et comment ces derniers sont-ils appréhendés ?

Au cours de cette partie, la frontière entre le réel et la fiction sera volontairement laissée floue et la fusion entre ces deux éléments sera parfois faite sans nuance. L’idée est de réellement prendre en compte le côté anticipateur de la science-fiction et de lire notre réalité à l’appui de ces imaginaires.

Couverture du roman *Neuromancer*, écrit par William Gibson en 1984
Couverture du roman Neuromancer, écrit par William Gibson en 1984

En 1984, William Gibson publie son ouvrage Neuromancien (titre original : Neuromancer). Pour la première fois, le terme de cyberespace voit le jour, une notion équivalente à ce que nous définissons comme réalité virtuelle. Neuromancien présente une dystopie de type cyberpunk 5 « Le cyberpunk est un genre de la science-fiction très apparenté à la dystopie et à la hard science-fiction. Il met souvent en scène un futur proche, avec une société technologiquement avancée (notamment pour les technologies de l’information et la cybernétique). » cf. Wikipédia. , où le monde est gouverné par des multinationales et où règne le capitalisme poussé à son paroxysme. Henry Dorsett Case est un hacker qui sillonne la Matrice. Il décide un jour de doubler son employeur, qui, en représailles, lui injecte une neurotoxine, détruisant ainsi une partie de son système nerveux, l’empêchant de se connecter à la Matrice. Un jour, deux individus lui proposent de lui redonner accès à la Matrice en échange d’une mission : pénétrer le système informatique d’une gigantesque multinationale, la Tessier-Ashpool SA, ce qui n’est évidemment pas sans risque. Dans cet univers, tous les pirates informatiques se connectent à la Matrice grâce à leur console, reliés via des électrodes fixées sur leur crâne. Cela leur permet d’avoir une perception visuelle et sensorielle des données numériques qui composent le réseau. Le dispositif fait en sorte que les sensations perturbent l’utilisateur au point de ne plus différencier le virtuel du réel et c’est cette crédibilité du monde imaginaire et des sensations ressenties qui intensifie le sentiment d’immersion. La possibilité d’évoluer dans un monde où tout est possible mentalement sans aucune répercussion physique fait de la Matrice un nirvana, voire une drogue, car celui‑ci devient alors un refuge à la réalité. Très tôt, avant même que les dispositifs RV que nous connaissons actuellement n’apparaissent, il y avait une vision dystopique de cette technologie. Une peur de cette dernière ? Ou bien peut‑être une peur de l’immersion totale ?

« Case bascula dans la matrice puis retira de son front les trodes. Il était trempé de sueur. Il s’essuya avec une serviette-éponge, but une gorgée de flotte au bidon de vélo posé près de l’Hosaka puis vérifia le plan de la librairie affiché sur l’écran. […] De la routine à présent : trodes, branche, saute. » (Neuromancien, William Gibson, 1984, p. 81)

Quoi qu’il en soit, cet ouvrage est considéré comme le roman phare du genre cyberpunk, celui qui a inspiré bon nombre d’œuvres par la suite, et dont la thématique de l’immersion reste profondément ancrée.

Affiche du Film Matrix
Affiche du Film Matrix
*Matrix* est très certainement l’une des trilogies les plus connues du genre science-fiction et cyberpunk. Réalisée par Andy et Larry Wachowski entre 1999 et 2003, elle dépeint un futur dystopique dans lequel la réalité perçue par la plupart des humains n’est autre qu’une simulation virtuelle créée par des Intelligences Artificielles (IA). Thomas A. Anderson est un informaticien connu dans le monde du hacking sous le pseudonyme de Neo. Il est contacté via son ordinateur par ce qu’il pense être un groupe de hackers qui lui font découvrir que le monde dans lequel il vit n’est qu’un monde virtuel dans lequel les êtres humains sont gardés inconscients par des ia. Morpheus, capitaine du Nebuchadnezzar, contacte Neo pensant qu’il est l’Élu qui peut libérer les êtres humains de l’emprise des machines en prenant le contrôle de la Matrice.
Scène du film Matrix où l’on voit le connecteur situé à l’arrière du crâne.
Scène du film Matrix où l’on voit le connecteur situé à l’arrière du crâne.
Dans cet univers, l’humain est branché directement à une console via un connecteur à l’arrière du crâne, ce qui lui permet de se plonger intégralement dans la Matrice. Dès lors, il lui est possible d’évoluer dans le monde virtuel en ressentant les données numériques comme des stimulations nerveuses 6 Dans le 1er opus, Morpheus définit la réalité comme un signal électrique produit par notre cerveau. La Matrice n’est donc pas différente de notre réalité physique. Là où dans notre réalité, c’est le corps qui dit au cerveau quelles sensations ressentir, dans la Matrice c’est l’esprit qui agit de telle sorte. . Cependant, ici, c’est l’esprit qui est présent dans la Matrice, par conséquent, si on meurt dans la Matrice, on meurt dans la réalité (car le corps ne peut vivre sans l’esprit). L’immersion est donc renforcée car même si les lois qui régissent le monde virtuel peuvent varier(la physique, la gravité, la nature, etc.), la règle de la vie et de la mort reste absolue.

On peut donner la forme que l’on veut à la Matrice, un environnement qui soit fictif, comme parfaitement réaliste, tant qu’il reste crédible, l’immersion est totale. Il est vrai que le monde virtuel possède beaucoup d’avantage car il peut permettre de s’affranchir de nombreuses règles de notre réalité. Le sentiment de liberté et de contrôle sur l’environnement nous pousse à évoluer dans cet univers, à nous impliquer dedans, à interagir avec, au risque de nous perturber, tant sur le plan mental que sur le plan physique. La réalité virtuelle est vue ici comme un espace capable d’agir sur la personnalité ou plutôt, le film se place comme anticipateur de cette possibilité dans notre réalité. Bien que le tout soit vu comme une dystopie, on discerne ici des envies et des espoirs d’une évolution bénéfique de cette technologie et de l’immersion.

Casque NerveGear présent dans la série *Sword Art Online* de Reki Kawahara.
Casque NerveGear présent dans la série Sword Art Online de Reki Kawahara.
Ce principe d’immersion dans un monde virtuel tout en gardant la règle fondamentale de la vie et de la mort est un concept qui sera souvent repris par la suite. *Sword Art Online* (abrégé en SAO) est un light novel écrit par Reki Kawahara 7 La série a par la suite été adaptée en mangas mais aussi en série d’animation par le studio A-1 Pictures à partir de 2012. à ce jour, trois saisons sont sorties. Un film a aussi été produit en 2017 sous le nom Sword Art Online : Ordinal Scale. actuellement en cours de diffusion depuis 2009. La série est composée de plusieurs arcs narratifs qui se déroulent dans différents jeux vidéo d’immersion virtuelle (VRMMORPG). Dans notre cas, l’arc de l’Aincrad (premier arc de la série) est celui qui représente le mieux ce principe. Le 6 novembre 2022, plus de 10 000 joueurs se connectent à sao grâce au NerveGear, un casque de réalité virtuelle simulant les cinq sens de l’utilisateur et qui permet de contrôler un personnage dans le jeu avec leur esprit. Akihiko Kayaba, créateur de SAO, les informe alors qu’ils sont désormais incapables de se déconnecter du réseau. Pour sortir du jeu, ils doivent atteindre et vaincre le boss du 100e palier de l’Aincrad. Leur esprit étant connecté au jeu, s’ils meurent en réseau, leurs corps mourront dans le monde réel. Toute tentative de déconnexion forcée entraînera aussi le décès du joueur. Au cours de la série, on observe l’évolution des protagonistes au sein de ce monde virtuel et la perturbation de leur esprit dû à leur emprisonnement dans cet environnement. Certains aspects sont abordés, comme la déviance dont peuvent faire preuve certains joueurs à l’idée de rester bloqués dans une réalité qui n’est pas la leur. Comme exprimé précédemment dans *Neuromancien* ou *Matrix*, une expérience prolongée au sein d’un environnement virtuel peut avoir des répercussions sur la personnalité des utilisateurs (d’un point de vue cartésien, la frontière entre le bien et le mal peut devenir flou, dans le cas de SAO). Dans le déni total, un joueur peut devenir PK (Player Killer), pensant que la mort n’est pas absolue dans ce monde virtuel qui n’est autre, rappelons-le, qu’un jeu vidéo à la base.
Système de menu développé dans le jeu *Sword Art Online*
Système de menu développé dans le jeu Sword Art Online

Néanmoins, même si la dangerosité du dispositif RV est ce qui est le plus mis en avant, un autre aspect est développé. C’est notamment visible lorsque les protagonistes arrivent à terminer le jeu pour revenir dans la vie réelle. Les relations sociales qu’ils ont développées dans le jeu persistent dans la réalité physique (que ce soit l’amitié ou l’amour). L’obligation de faire face à la mort pour être enfin libéré du monde virtuel leur a permis de gagner en assurance, en motivation et en détermination afin d’accomplir ce qu’ils désirent dans leur vie. Le monde virtuel comme vecteur de socialisation est un phénomène que l’on peut déjà observer au sein de notre société actuelle, notamment avec les MMORPG (Massively Multiplayer Online Role Player Game), qui sont souvent des sujets d’études pour ces mêmes raisons. Ici aussi, à l’instar de Matrix, la série se veut être anticipatrice de multiples évolutions techniques amenant à une immersion totale via un dispositif créant un pont entre le virtuel et le réel.

Affiche du film *Sword Art Online : Ordinal Scale* de Reki Kawahara.
Affiche du film Sword Art Online : Ordinal Scale de Reki Kawahara.
Avec ces trois œuvres, il est intéressant de voir comment la vision de dispositif immersif est perçue au cours du temps. Si *Neuromancien* possédait une approche datant des années 80, *Sword Art Online*, quant à lui, a pris source dans une époque où ces technologies ont commencé à se développer et à se banaliser. Il est vrai que la RV est la technologie qui est principalement utilisée dans des œuvres de culture populaire. Il existe en effet peu de réalisations centrées sur la RA, tout du moins, assez peu qui traitent le sujet de la même manière qu’avec la RV (pour la plupart, la RA est simplement présente comme technologie courante de l’univers 8 Si la série est axée sur la technologie RV, le film Sword Art Online : Ordinal Scale se concentre plutôt sur la RA. Les protagonistes utilisent l’Augma, un outil de visualisation d’éléments virtuels où un jeu de rôle massivement multijoueur en réalité augmentée (ARMMORPG) y est développé. Le film prend le parti de présenter l’évolution psychologique de personnages dont l’implication dans le jeu est trop importante. Si la RV rend le réel virtuel, on peut alors dire que la ra rend le virtuel réel. ). Néanmoins on peut voir que l’idée d’une immersion totale dans une image, dans un univers imaginaire, reste un concept qui effraie, même si avec le temps, les mœurs évoluent en incluant des aspects positifs à ces technologies.

De l'immersion cinématographique à l'immersion totale ?

(partie II)

« Le cinéma, c’est juste la question de savoir ce qui est dans le cadre et ce qui est en dehors. »
– Martin Scorcese

Autant fascinante qu’effrayante, l’idée d’immerger le spectateur a su s’adapter à tout type de dispositif. Chacun d’eux possède ses propres techniques permettant d’intensifier la sensation d’immersion. L’idée est, au cours de cette deuxième phase d’analyse, de réaliser un focus sur les trois dispositifs immersifs que sont le cinéma, la RA et la RV afin de comprendre en quoi ces derniers sont immersifs, et comment ils augmentent la sensation d’immersion au cœur de l’image. Cela permettra de mieux cerner les affirmations énoncées dans la première phase d’analyse.

2.1. Chronique de l’immersion cinématographique

Les Frères Lumière.
Les Frères Lumière.
Si l’invention du cinéma ne peut être attribuée à une seule personne, on peut dire que les frères Lumière en sont les pionniers. Initialement inventé par Léon Bouly en 1892, et ce après plusieurs siècles d’évolution technologique, ce sont eux qui en déposent le brevet le 13 février 1895. En revanche, si les frères Lumière furent déterminants dans l’apparition du cinématographe, c’est de Georges Méliès que né l’art cinématographique.
*Le Voyage dans la Lune* de Pierre Méliès.
Le Voyage dans la Lune de Pierre Méliès.
Précurseur en matière d’effets spéciaux et de trucages, il réalise *Le Voyage dans la Lune* en 1902 et crée ainsi une nouvelle manière d’appréhender le média en incorporant une première idée de scénarisation. Depuis *Le voyage dans la Lune* jusqu’aux années 80, le cinéma n’a pas connu de changement technologique fondamental. Bien entendu, de nombreuses avancées ont vu le jour et l’on fait évoluer, que ce soit en 1927 pour les films sonorisés avec *The Jazz Singer* d’Alan Crosland, ou bien avec la conquête de la couleur après 1945 1 Si le premier film en couleur date de 1901 (on parle bien des films enregistrés avec de la couleur), il faut attendre l’invention du Technicolor Trichrome en 1928 par Herbert Kalmus et l’Eastmancolor par Kodak pour que la couleur puisse s’imposer. . Néanmoins, c’est l’introduction progressive du numérique à partir des années 80 qui a réellement révolutionné le cinéma.
*The Jazz Singer* d'Alan Crosland.
The Jazz Singer d'Alan Crosland.
Compte tenu des multiples avantages qu’il offre en matière de qualité de projection, de luminosité d’image, de facilité de manipulation et de possibilité de faire des effets spéciaux, le numérique a eu raison du physique. Cette apparition progressive a donné naissance à de nombreux procédés cinématographiques. Que ce soit l’image de synthèse, dont on trouve les premières utilisations dans le film *Les Rescapés du futur* de Richard T. Heffron en 1976 ou bien l’engouement autour du cinéma en relief(ou 3D), dont l’exemple le plus marquant est le film *Avatar* de James Cameron, sorti en 2009.
Les Rescapés du Futur.
Les Rescapés du Futur, Richard T. Heffron, 1976..

Au cours du XXe siècle, les réalisateurs n’ont eu de cesse d’expérimenter des formes diverses afin de développer un large éventail d’outils pour servir le principe d’immersion. Il est possible de classer ces procédés en trois catégories distinctes : spatial, kinésique et audiovisuel. Chacun de ces procédés est composé de multiples techniques comme la prise de vue, l’échelle des plans, le son, le montage, la projection et bien d’autres. Ces techniques étant elles-mêmes composées de spécificités, il n’est pas l’objectif de détailler tout cela. L’idée est simplement d’exposer grossièrement la richesse de la grammaire cinématographique 2 Pour les plus curieux, je vous conseille le livre Clés et codes de l’image de Baticle Yveline. et des outils à disposition des réalisateurs afin d’intensifier l’immersion du public. Évidemment, au cinéma, le scénario joue un rôle important dans l’immersion du spectateur, par la force d’absorption qu’il va exercer sur lui, mais les images, le son, ou encore le rôle que l’on donne au public, ont tout autant d’importance.

Prenons par exemple la technique de la caméra subjective ou POV (Point of View) : on propose au public d’adopter le regard d’un des personnages de l’action le temps d’un ou de quelques plans.La dame du lac, un film de Robert Montgomery, réalisé en 1947, est le premier film à avoir été quasi intégralement tourné en caméra subjective. Un film noir qui offre au spectateur le rôle de protagoniste. L’idée n’est pas d’exclure le public et de le laisser contempler l’œuvre, mais de lui faire endosser le rôle de détective et de réfléchir activement 3 Pour l’anecdote, la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM) sortit le film accompagné de ce slogan : « Vous et Robert Montgomery résolvez un crime ensemble ! ». . Par la suite, un nouveau genre cinématographique utilisant la POV est apparu : le Found Footage.

The Blair Witch Project.
The Blair Witch Project, Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999.
The Blair Witch Project.
The Blair Witch Project, Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999.
Il consiste à présenter une partie, voire la totalité d’un film, comme étant un enregistrement vidéo filmé par les protagonistes de l’histoire. Généralement assimilé au genre horreur, il a été popularisé par le succès de The Blair Witch Project, film réalisé en 1999 par Daniel Myrick et Eduardo Sánchez. Dans ce film, le spectateur ne revêt pas le rôle d’un protagoniste, il assiste à la scène en prenant la place de la caméra. à l’inverse des autres genres cinématographiques où l’action peut être capturée avec une certaine distance, le fait qu’ici les personnages soient filmés avec une certaine intimité, ou qu’ils s’adressent directement à la caméra, créé une proximité intense entre le spectateur et l’image. Le film jouant sur la tension psychologique et l’imagination du public, la proximité établie renforce les émotions ressenties et intensifie ainsi la sensation d’immersion.

Découpage du générique d’ouverture du film Alien de Ridley Scott.
Découpage du générique d’ouverture du film Alien de Ridley Scott.

Bien que le corps d’un film soit important afin d’immerger le spectateur, n’oublions pas que son introduction reste tout autant primordiale. Ce sont les premières secondes de visionnage qui vont donner le ton du film et qui va nous conditionner à son ambiance. Le but étant de nous plonger dans l’univers instantanément. Alien, film réalisé en 1979 par Ridley Scott possède un générique d’ouverture intéressant. D’une durée de 2 min, il rend compte du genre science fiction horrifique par différents moyens : un lent panoramique sur fond d’espace étoilé surplombé d’une bande son au tempo lent, ponctuée de percussions avec un effet delay et de violons dissonants, ainsi qu’une mélodie lente qui se répète tout du long. Au centre de l’écran se succèdent les noms de tous les participants, écrits en blanc avec une police de caractères linéale, c’est-à-dire sans empattements. Le texte apparaît avec un fade-in et disparaît avec un fade-out deux fois plus long, donnant l’impression de s’évaporer dans le vide sidéral. Puis, dans la partie supérieure de l’écran, le titre apparaît progressivement. Écrit en Helvetica (police de caractères linéale dessinée par Max Miedinger en 1957), les caractères typographiques sont décomposés et se révèlent les uns après les autres de manière symétrique toutes les deux mesures musicales. Ici, on observe donc un générique d’ouverture dont le maître mot est la lenteur. C’est une ligne directrice importante qui a été pensé afin d’installer une tension chez le spectateur en l’absorbant doucement dans l’univers.

Image du tournage en motion capture du film Avatar pour le réalisme des Na’vi.
Image du tournage en motion capture du film Avatar pour le réalisme des Na’vi.
*Avatar*, James Cameron, 2009.
Avatar, James Cameron, 2009.

Bien que chacun de ces films possède ses propres propriétés immersives, la manière de les visionner reste la même : l’immersion reste, quoi qu’il arrive distancielle. Avatar, quant à lui, révolutionne la façon de visionner un film au cinéma. Réalisé par James Cameron en 2009, Avatar possède la particularité d’avoir été pensé et tourné pour être projeté en relief. Si la 3D est une technique vieille d’une cinquantaine d’années, c’est dans les années 2000 qu’elle gagne en qualité. Avatar ne brille pas par sa nouveauté scénaristique, mais par la mise en valeur des atouts plastiques de son univers. Cameron joue avec le regard du spectateur et utilise avec finesse cette technologie. Laissant l’image plate lors d’environnement familier, c’est quand la planète Pandora apparaît à l’écran que certains détails de l’image viennent se déployer dans un nouvel espace perceptif, un espace situé entre l’écran et la réalité physique, et ce, dans le but de creuser l’effet de profondeur par le jaillissement de certains éléments visuels hors de l’écran et du cadre. C’est cette alternance qui donne du cachet à l’œuvre et qui participe à l’immersion dans l’image du public. L’idée est de donner l’illusion au spectateur qu’il découvre lui-même ce nouveau monde, non pas en l’absorbant entièrement dans ce dernier, mais plutôt en lui offrant la possibilité d’avoir un univers fictif qui se déploie autour de lui 4 Alors qu’Avatar 2 est prévu pour décembre 2021, James Cameron annonce qu’il veut, avec cette suite, révolutionner à nouveau la 3D. C’est lors du Vivid Event, conférence australienne dédiée aux nouvelles technologies, que le réalisateur s’est exprimé sur ses aspirations futures. L’objectif est de créer des écrans de projection encore plus réfléchissants et l’élaboration d’un nouveau système de projection laser permettant de profiter de la 3D sans avoir besoin de porter des lunettes adaptées. .

Générique Alien.
Générique Alien.
Évidemment, aucun de ces outils n’a le pouvoir à lui seul d’immerger le public au sein de l’image, mais c’est leur assemblage et leur harmonisation qui le permet. La maîtrise de ces techniques, la compréhension de leur potentiel et l’apprentissage des combinaisons à établir sont les clés qui mènent à l’immersion. Si les réalisateurs tendent vers la production d’œuvres dont l’immersion est totale, il leur reste encore des points à travailler. Focalisés sur le visuel et le son, ils développent des outils pour les stimuler au maximum en laissant souvent de côté les autres sens, limitant ainsi l’aspect multisensoriel des œuvres. Finalement, il a été évoqué l’idée d’une confluence des temps entre l’image et le spectateur par la mise en place d’une interaction physique. On peut alors se demander si l’interaction physique a vraiment une place dans le cinéma ? Est-on encore en présence d’un film ? Ou devient-il un jeu vidéo cinématographique ?

2.2. Chronique de la Réalité Augmentée

Photographie de l’Épée de Damoclès de Ivan Sutherland.
Photographie de l’Épée de Damoclès de Ivan Sutherland.
Photographie de l’Épée de Damoclès de Ivan Sutherland.
Photographie de l’Épée de Damoclès de Ivan Sutherland.
En 1901, Lyman Frank Baum décrit pour la première fois le concept de réalité augmentée dans son célèbre livre *Le Magicien d’Oz* 5 Il écrit les mots suivants : « Give you the Character Marker. It consists of this pair of spectacles. While you wear them every one you meet will be marked upon the forehead with a letter indicating his or her character. The good will bear the letter G, the evil the letter E. The wise will be marked with W etc… Thus you may determine by a single look the true natures of all those you encounter. » . Un outil permettant de superposer à notre réalité des informations virtuelles en analysant notre environnement. Pourtant, si l’idée émerge au début du XXe siècle, ce n’est qu’en 1968 qu’apparaît la première expérimentation. Considérée comme étant l’ancêtre des casques de réalité virtuelle et augmentée, Ivan Sutherland met au point l’*Épée de Damoclès*. Permettant de visualiser un cube en 3D sur notre réalité physique, la grande innovation du projet réside dans la présence de détecteurs de mouvements intégrés au casque qui analysent la position de la tête et modifie l’image en conséquence. Suite à cela, Steve Mann invente en 1978 le *Digital Eye Glass*, projet qu’il développera pour devenir l’*EyeTap*) quelques années plus tard. Outre le fait qu’ils soient les premiers à afficher des informations virtuelles devant les yeux de l’utilisateur, ces dispositifs sont avant tout les premiers appareils portables. Bien que l’ergonomie ne soit pas présente, l’engouement autour de la technologie pousse les développeurs à penser de nouvelles manières d’utiliser la réalité augmentée. En revanche, ce n’est qu’en 2003 que les applications utilisant la réalité augmentée telles que nous les connaissons ont fait leurs apparitions, avec le développement de la deuxième génération de téléphone. *Mozzies*, un jeu sorti sur le Siemens sx1 utilise la caméra de l’appareil et analyse l’environnement pour superposer des images virtuelles sur l’écran du téléphone. Finalement, 110 ans après les pensées de Baum, la RA se rapproche de la description faite par l’auteur, quand à partir de 2010, les différents casques et lunettes de réalité augmentée, telles que les *Google Glass* ou le *Microsoft HoloLens*, arrivent sur le marché.

Tout comme le cinéma, la RA possède ses propres méthodes immersives. La confluence des temps est un concept qui a été énoncé précédemment. L’interactivité est donc une composante essentielle de la technologie qui donne accès à ce « temps réel » tant convoité. Ce dernier donne l’illusion au spectateur, qui dans ce cas là n’est plus simplement observateur mais devient acteur, d’avoir le pouvoir de modifier l’environnement dans lequel il évolue. En ce sens, chacun obtient la possibilité de vivre une expérience unique qu’il a lui-même construite. Outre le fait que la technologie donne accès au « temps réel », c’est avant tout par les appareils que passe l’interaction. Et ces derniers possèdent d’autres qualités qui contribuent au potentiel immersif de la technologie.

*Arromanches 1944*, studio 44 screens, 2013.
Arromanches 1944, studio 44 screens, 2013.
*Arromanches 1944* est une application développée en 2013 par le studio 44 screens. L’idée est de transmettre les mémoires de notre Histoire commune au travers d’une expérience immersive sur les évènements liés à la Seconde Guerre Mondiale. Dans l’idée d’immerger le visiteur dans l’Histoire, l’application met à disposition diverses informations pour contextualiser les évènements. Que ce soit des photos, des vidéos, ou des fichiers audio, l’utilisateur a accès à de nombreux contenus, mais l’originalité de l’application réside en l’utilisation de la réalité augmentée qui est intrinsèque à la géolocalisation. En effet, le studio a intégré des récits géolocalisés qui ne sont disponibles qu’en étant présent sur les lieux, et la réalité augmentée permet de se représenter au plus proche de la réalité de l’époque.
*Arromanches 1944*, studio 44 screens, 2013.
Arromanches 1944, studio 44 screens, 2013.
L’image s’adapte en fonction du lieu où se situe le visiteur, qui peut ainsi tourner à 360° autour de lui pour revivre l’Histoire. Des chars d’assaut en troupe sur la plage, des bruits de chaînes, des coups de feu, des voix, mais aussi des zones délimitées et visibles, des indications visuelles, du texte explicatif, etc… Un mélange de formes graphiques et de modélisations 3D, mixé à du contenu audio et des informations textuelles qui permettent de s’immerger dans le passé. Mais l’idée d’inciter l’utilisateur à se rendre sur le lieu créé un intérêt et un investissement qui force l’immersion dans l’image déployée.

Les développeurs, comme on vient de le voir, possèdent de multiples outils pour créer des expériences toujours plus immersives, que ce soit par l’utilisation de contenus audiovisuels ou bien en utilisant directement les capacités technologiques de l’appareil, le tout dans le but de créer une interaction physique. Utiliser notre environnement familier comme terrain d’exploration pour une histoire est un procédé intéressant qui transpose notre réalité physique à l’intérieur d’un scénario, qui lui, est fictif.

*Fragments*, Asobo, 2016.
Fragments, Asobo, 2016.
Fragments est un jeu d’enquêtes en réalité augmentée développé en 2016 par le studio Asobo. Disponible exclusivement sur HoloLens, le dispositif utilise la technique du « Spatial Mapping », c’est-à-dire qu’il cartographie la pièce dans laquelle on se trouve afin de faire correspondre les éléments virtuels à l’espace réel. Dans ce jeu, l’utilisateur est l’enquêteur et la pièce est la scène de crime. Des indices et des preuves sont dissimulés un peu partout et sont parfois même cachés derrière le mobilier. Le casque HoloLens, qui dispense l’occupation des mains, offre ainsi une liberté d’évolution et d’interaction à l’utilisateur, que ce soit de manière physique ou virtuelle. Afin de résoudre les enquêtes, plusieurs éléments sont mis à disposition.
*Fragments*, Asobo, 2016.
Fragments, Asobo, 2016.
D’un côté, le casque a été conçu pour être un outil qui explore la mémoire des victimes, et il y a une certaine gestuelle qui exécute différentes actions, de l’autre, il y a la présence d’avatars de taille humaine, qui sont conscients de notre présence, qui interagissent avec nous et avec notre espace. On se retrouve donc au sein d’une histoire qui se déroule dans notre réalité physique et dont certains éléments virtuels possèdent une conscience avec lesquels il est possible d’interagir. Si la crédibilité et la cohérence entre ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on touche et ce que l’on ressent est réelle, l’immersion s’en retrouve intensifiée. Une sensation forte et marquante qui stimule au maximum l’utilisateur et l’implique entièrement.

Au final, que peut-on retenir de cette technologie ? Bien qu’elle explore continuellement de nouvelles manières d’immerger l’utilisateur au cœur de l’image qu’elle propose, les développeurs ont surtout conscience des limites auxquelles elle fait face et adaptent leurs applications en conséquence. Si la multisensorialité totale n’est toujours pas présente, on s’en rapproche tout de même de plus en plus. L’interaction et l’implication physique sont des éléments primordiaux qui servent le principe d’immersion et malgré le fait que l’univers ne soit pas complètement virtuel, c’est cette alternance avec le réel qui intensifie ici la sensation d’immersion. Maintenant, reste à exploiter notre réalité et les règles qui la constituent afin de faire correspondre le tout aux différentes expériences imaginées, tout en ayant conscience des limites physiques auxquelles chaque utilisateur fera face.

2.3. Chronique de la Réalité Virtuelle

« Virtuel ne signifie pas fictif. La réalité virtuelle n’est pas un objet réel, pourtant, on peut dire qu’elle existe en tant qu’effet, ou bien qu’il s’agit d’une réalité apparaissant sous forme de résultat. »
– Michitake Hirose

Si la réalité virtuelle semble être une technologie relativement nouvelle en raison de son actuelle accessibilité croissante, c’est dans les années 60 qu’elle commence réellement à prendre forme. En 1960, Morton Heilig dépose le brevet du Sensorama, un dispositif immersif qui permet de plonger les spectateurs dans les films en trompant leurs sens, dans le but de donner une nouvelle envergure à l’expérience cinématographique. Bien que le projet ne fut jamais abouti de son vivant, il aura tout de même posé les jalons de la recherche de l’expérience multisensorielle et immersive. Comme énoncé précédemment, Ivan Sutherland invente en 1968 l’Épée de Damoclès, un objet défini par la suite comme étant l’ancêtre des casques de réalité virtuelle et augmentée. Ayant vite décelé le potentiel de la technologie, l’industrie aéronautique et l’armée se penchent alors sur le développement de dispositifs RV. En 1982, Thomas Furness met au point le Super Cockpit, un simulateur de vol immersif qui a pour objectif d’entraîner les futurs pilotes. Si la plupart des projets se concentraient essentiellement sur l’aspect visuel et sonore, d’autres ont tenté de bousculer cette tendance. La même année est donc apparue le DataGlove, un gant, développé par Thomas Zimmerman, capable de retranscrire en temps réel les mouvements de la main dans l’univers virtuel grâce à des capteurs. Attiré par les possibilités technologiques grandissantes en matière de RV, la NASA développe le view (Virtual Interface Environment Workstation), un casque compatible avec le DataGlove qui sera utilisé pour l’entraînement des astronautes. En revanche, si la technologie était populaire chez les professionnels, elle était inexistante pour le grand public. Le secteur du jeu vidéo a été le premier à vouloir la commercialiser à une plus large audience. Cependant, tout n’a été qu’une suite d’échecs commerciaux pour eux, que ce soit avec le PowerGlove de Nintendo en 1989, le Sega VR en 1993, ou bien le Virtual Boy de 1995. Le projet RV est alors abandonné pendant un temps. Jusqu’en 2012 où la société Oculus annonce, lors de l’E3, le développement de l’Oculus Rift, un casque de réalité virtuelle qui offrira un second souffle à la réalité virtuelle. Suite à cette annonce, de nombreux fabricants se sont lancés eux aussi dans le développement de dispositifs RV comme Sony avec le PSVR pour la PS4, le Google Carboard de Google, Le Samsung Gear VR, ou encore le HTC Vive de HTC.

Au cours de cette évolution, les développeurs ont pu observer les possibilités et les limites de cette technologie dans le but de perfectionner, tant le dispositif en soi, que les applications et les expériences immersives imaginées. Ainsi, outre les possibilités offertes par la technologie, les différentes expériences s’inspirent de tous les médias possibles et leur empruntent divers procédés immersifs. Force est de constater que la vision et l’ouïe restent les piliers de toute expérience, les principaux perfectionnements se feront dans ces domaines. à ce niveau là, c’est la précision dans la spatialisation du son et la sollicitation totale du champ de vision qui forment une des plus grandes force de la RV. Cette ségrégation effectuée avec la réalité physique par la sollicitation totale du champ de vision engendre ainsi la sensation de la réelle présence du corps dans l’image que l’utilisateur observe. Évidemment, tout comme la RA, la RV bénéficie du principe de « temps réel », qui permet ainsi à l’utilisateur d’être libre dans l’univers virtuel. Que ce soit par les actions qu’il réalise, l’exploration de l’environnement, la vision de celui-ci ou tout simplement par l’appréhension et le ressenti de ce dernier.

*Resident Evil VII : Biohazard*, Capcom, 2017.
Resident Evil VII : Biohazard, Capcom, 2017.
Aujourd’hui, le jeu vidéo est le secteur leader en termes de RV accessible au grand public. Après l’échec cuisant des années 90, il revient sur le devant de la scène en proposant des expériences qui se veulent toujours plus immersives. Primé comme meilleur jeu en RV de 2017 au Game Awards, *Resident Evil VII : Biohazard*, est un survival horror édité et développé par Capcom. 7e opus d’une longue série, il est le premier à être en FPP (First Person Player) et jouable en RV. Après deux épisodes plutôt centrés sur le genre action, Capcom décide de revenir aux sources de la licence en axant ce volet sur le genre horrifique. Basé sur la peur et la tension psychologique, l’ensemble de l’expérience a été pensé selon cette ligne directrice : que ce soit au niveau du scénario,  de l’esthétique graphique de l’univers, des sons utilisés, des interactions possibles ou bien de l’exploration de l’espace.
*Resident Evil VII : Biohazard*, Capcom, 2017.
Resident Evil VII : Biohazard, Capcom, 2017.
Bien que le jeu ne propose pas de monde ouvert dans lequel il est possible d’évoluer librement, dans le cadre du scénario établi, c’est cet enfermement dans un espace défini qui conditionne l’expérience et intensifie l’immersion dans l’univers. La tension qui est installée dès le début oblige le joueur à être attentif, à observer, et à s’impliquer entièrement dans ce qu’il voit, s’il veut pouvoir survivre. De la prise de décision rapide à l’imprégnation lente de l’histoire, *Resident Evil VII* utilise différents aspects de l’immersion afin de proposer l’expérience la plus impactante possible. Bien que le jeu ne propose pas d’expérience multisensorielle totale, ce qui, pourrait-on croire, aurait tendance à diminuer la sensation d’immersion, les développeurs ont réellement mis l’accent sur un autre aspect permettant de pallier à ces lacunes sensorielles : la peur.
*Resident Evil VII : Biohazard*, Capcom, 2017.
Resident Evil VII : Biohazard, Capcom, 2017.
C’est cette émotion primaire ressentie en présence d’une menace imminente qui déclenche notre instinct de survie, c’est-à-dire un mécanisme d’autodéfense qui pousse un animal ou un être humain à se comporter de manière mécanique dans le but d’échapper à un danger.
Vision FPP du jeu *Resident Evil VII : Biohazard*.
Vision FPP du jeu Resident Evil VII : Biohazard.
Dans le cas de *Resident Evil VII*, c’est exactement le genre de réaction escomptée par les développeurs, et de ce fait, en prenant en compte les contraintes actuelles des dispositifs RV, tout a été travaillé en ce sens. Un espace fermé, clos, sans possibilité d’échappatoire, une menace constante et imprévisible, une limitation d’action et d’interaction, des choix rapides, une observation précise et instinctive, et surtout, la pov. Voir le monde au travers des yeux d’un avatar comme si nous étions le protagoniste, le tout mêlé à ces choix de développement, est une utilisation intelligente des procédés immersifs qu’offre la RV. Capcom prouve avec ce jeu qu’il n’est pas impossible d’immerger un individu au sein d’une image, d’un univers, malgré les contraintes actuelles des dispositifs, le tout est de savoir comment adapter l’intention ainsi que l’expérience en conséquence. Que ce soit la multisensorialité, l’interactivité ou la vue subjective, tout ne reste qu’outils dont il faut savoir manier les subtilités afin d’immerger un spectateur, mais l’utilisation de tous ces procédés n’assurent pas pour autant l’immersion totale, bien qu’ils y contribuent.

Finalement la RV, à l’instar du cinéma et de la RA, souffre du même problème en matière de multisensorialité. En revanche, même s’il est difficile à l’heure actuelle de stimuler concrètement tous nos sens, la RV possède un net avantage par rapport aux autres dispositifs. L’utilisation de la vue subjective quasi exclusive durant les expériences immersives, accentuée par la sollicitation totale de notre champ visuel, donne une profonde crédibilité aux images perçues. En ce sens, c’est plus l’imagination qui rentre en compte. L’idée étant de tromper notre cerveau en lui offrant des stimuli similaires à ce que l’on peut ressentir dans notre réalité physique.

2.4. Synthèse des trois dispositifs

En résumé, que peut-on retenir de ces trois dispositifs ? Tous trois nés de l’évolution technique qu’a connu notre société, c’est notre entrée dans l’ère numérique qui les a popularisés. Bien que l’on relate les prémices de leur existence il y a plusieurs décennies, ils sont encore bien loin à l’heure actuelle de leur forme finale. Qu’en est-il de l’immersion ? L’immersion, comme on l’a vu, a toujours été présente au cœur des œuvres réalisées au cours de notre histoire. C’est un principe qui a su s’adapter à tous médias, ou plutôt, ce sont les créateurs qui ont su adapter l’immersion à leurs médias. Néanmoins, il est indéniable que ces trois dispositifs font évoluer l’immersion en proposant des expériences variées à l’aide des outils à disposition. Les progrès technologiques ont fourni un large panel de possibilités permettant d’impliquer concrètement le spectateur au sein de l’image, que ce soit dès les premières secondes, avec des génériques d’ouverture intelligemment construits, comme on l’a vu pour le cinéma, ou bien à plus long terme via la plongée du corps et de l’esprit dans un monde complètement virtuel avec la RV.

*Chernobyl*, série créée par Craig Mazin en 2019.
Chernobyl, série créée par Craig Mazin en 2019.
Malgré tout, même si l’évolution technologique offre de nouvelles possibilités d’immersion du spectateur, il est tout de même nécessaire de réussir à assurer cette immersion tout au long de l’expérience. Préserver cette immersion convient alors de prendre conscience de tous les éléments susceptibles de pouvoir faire sortir le spectateur de l’expérience immersive afin d’agir en conséquence. Dans le cas du son, c’est au sound designer qu’il incombe de réaliser un travail précis sur l’habillage sonore de l’œuvre. Les sons peuvent être soit identiques à notre réalité, soit totalement inventés, le but reste de rendre crédible l’environnement sonore de l’univers développé. En ce qui concerne le visuel, plusieurs personnes s’attellent sur cette tâche.
Exemple d’un faux journal réalisé pour *Batman Returns* de Tim Burton sorti en 1992.
Exemple d’un faux journal réalisé pour Batman Returns de Tim Burton sorti en 1992.
On peut entre autre citer les typographes et autres designers graphique qui s’occupent d’apporter un soin tout particulier aux détails graphiques et visuels d’une œuvre 6 La série Chernobyl, de Craig Mazin en 2019 est un parfait exemple. Un travail précis a été fait sur la police de caractères utilisée dans le but d’immerger le spectateur dans l’époque où se déroule les évènements. Sur ce podcast, vers 55 min 30 s sont disponibles les explications des réalisateurs à ce sujet : http://scriptnotes.net/401-you-got-verve . Que ce soit pour de la mise en page, pour la création de police de caractères, ou bien la concordance de ces dernières avec l’environnement développé, il est nécessaire de ne pas dénoter un décalage entre ce que l’on voit, ce que l’on connaîtet ce que l’on peut imaginer.
La Zhurnalnaya Roublennaya, police de caractères qui a servi de référence pour créer la police de caractères utilisée dans la série Chernobyl.
La Zhurnalnaya Roublennaya, police de caractères qui a servi de référence pour créer la police de caractères utilisée dans la série Chernobyl.

Pour conclure, même si l’une des plus grandes avancées réside dans l’accès au « temps réel » avec l’interactivité, on est encore bien loin de l’immersion « totale » comme on pourrait l’entendre.

État des lieux de l'immersion technologique

(partie III)

3.1. Les barrières de l’immersion technologique

Au final, que peut-on reprocher à ces technologies ? Elles constituent une avancée majeure dans notre société actuelle. Cependant, nous ne sommes encore qu’au stade embryonnaire de ce à quoi elles ressembleront dans le futur ainsi que de l’utilisation que nous en ferons et il est possible d’y voir les limites actuelles auxquelles elles font face tout comme les solutions envisagées pour pallier à leurs défauts.

3.1.1. Cinéma

Le cinéma est un média ancien qui a beaucoup évolué. Passant du noir et blanc à la couleur ou encore du muet au sonore, il y a toujours eu une volonté de créer une œuvre multisensorielle pour immerger le spectateur. Malgré tout, même si la vision et l’ouïe sont particulièrement sollicitées, il est plus difficile de stimuler de manière directe les autres sens. Bien que nous sachions créer l’illusion du goût, de l’odeur 1 Si les édulcorants utilisés dans certains produits imitent le goût de denrées alimentaires, les diffuseurs de parfums imitent quant à eux l’odeur de certains produits. et du toucher, la mise en place de ces méthodes reste encore rare. Une exception est faite pour le toucher car le réalisateur a recours à ce qu’on appelle : « illusion haptique » 2 L’illusion haptique consiste en une subtile combinaison entre le visuel et le son qui, par le montage, donne l’impression au spectateur de pouvoir ressentir physiquement la sensation perçue (comme un coup échangé durant une scène de combat.) , c’est-à-dire qu’il associe le son au visuel pour donner l’illusion du toucher . L’expérience multisensorielle au sein d’un film semble donc être assez limitée si on parle de cinéma traditionnel.

Ces dernières années, la 3D a connu un grand succès auprès des réalisateurs. Si lors de son apparition, le potentiel immersif était fort car la technique était nouvelle, aujourd’hui, le public s’y est habitué et son caractère immersif s’est grandement estompé. Finalement, la 3D n’apporte pas grand-chose de plus qu’une projection traditionnelle, si ce n’est un inconfort notable dû à la nécessité d’utiliser des lunettes adéquates. Aujourd’hui la plupart des réalisateurs n’utilisent la 3D que pour son caractère esthétique et non pour son potentiel immersif.

Enfin, s’il est vrai qu’aujourd’hui la vidéo 360° a fait son apparition, son utilisation n’en reste pas moins difficile. Beaucoup de problèmes et d’interrogations se posent face à ce nouvel outil. Comment scénariser un film réalisé en 360° ? Que montrer et où le montrer ? Comment prévoir le regard du spectateur ? Tant d’inconnus qui rendent difficile la maîtrise de cet outil de capture.

3.1.2. Réalité augmentée

Si la RA est une des technologies phares de l’ère numérique, elle n’en reste pas moins au début de son évolution. Comme énoncé précédemment, plusieurs interfaces permettent d’expérimenter la réalité augmentée et chacune d’entre elles possèdent ses avantages et ses inconvénients. Cependant ici, il n’est pas question de traiter les contraintes techniques liées aux appareils, à l’accessibilité de ceux-ci ainsi qu’aux différentes expériences, ou autre problème de sécurité et de confidentialité. Bien que ces mêmes contraintes soient étroitement liées aux limites d’une immersion en réalité augmentée.

Le smartphone est sans aucun doute l’appareil leader sur le marché de la réalité augmentée. Et ce n’est pas le nombre grandissant d’applications développées qui dira le contraire. En revanche, si ces dernières y sont plus courantes, l’appareil en lui-même représente une limite à l’immersion. Les bords qui le constituent forment une barrière qui nous ramène à la réalité en nous rappelant que ce que l’on voit n’est pas complètement réel. On a la présence d’un cadre physique qui impose un regard et délimite brutalement l’espace virtuel de la réalité physique.

En parallèle, il existe aussi un frein similaire au cinéma : la multisensorialité. Difficile à mettre en place si l’on souhaite solliciter les cinq sens. La vision, l’ouïe et le toucher 3 Le toucher est surtout expérimenté avec le tactile du Smartphone. Dans le cas contraire, les développeurs ont eux aussi recours aux illusions haptiques, bien que cela soit plus difficile à mettre en place car il n’existe pas de montage et l’utilisateur reste tout de même libre d’explorer le monde virtuel comme il l’entend. sont stimulés plus ou moins constamment. En revanche, bien que l’on soit capable de créer des odeurs et des goûts factices, il n’en reste pas moins difficile de le proposer lors d’une expérience en réalité augmentée.

3.1.3. Réalité virtuelle

Ici aussi, et bien qu’elles soient étroitement liées aux limites d’une immersion en réalité virtuelle, il n’est pas question de traiter les contraintes liées à l’accessibilité des appareils ainsi qu’aux différentes expériences développées. En revanche, il est difficile d’expliquer les limites de l’immersion sans aborder l’aspect technique des appareils dont les applications sont dépendantes.

Que ce soit à l’aide d’un ordinateur ou d’une console (qui sont les deux appareils les plus populaires), la puissance de calcul de ces outils est une caractéristique primordiale dans l’expérimentation d’une immersion en réalité virtuelle, car c’est cela qui permet d’exécuter l’application de la manière la plus fluide possible, afin de ne pas souffrir de cinétose 4 Le mal des transports ou cinétose est un trouble qui se manifeste dans une situation de discordance entre la perception visuelle et le système vestibulaire. cf. Wikipédia. . Outre la puissance de la machine, c’est le casque en lui-même qui peut s’imposer comme une limite à l’immersion. À l’instar des bords physiques du smartphone pour la réalité augmentée, le poids du casque est un rappel à la réalité physique par la force qu’il exerce sur l’utilisateur, tout comme les câbles qui l’alimentent. Enfin, les manettes qui permettent de se déplacer et d’interagir, s’opposent dans leur conception à une harmonisation avec l’univers virtuel, car la manière que l’on a d’expérimenter le toucher n’est pas, en termes de gestuelle, au plus proche de notre réalité physique.

Finalement, tout comme pour le cinéma et la réalité augmentée, le problème de la multisensorialité se pose. Ici aussi, pas de soucis en termes de vision et d’ouïe. Le toucher et l’odorat sont expérimentés différemment et sont adaptés aux contrôleurs dans certaines expériences. Mais on ne peut pas en dire autant pour le goût, qui semble une fois de plus, difficilement exploitable.

3.2. Perspectives et évolutions de l’immersion technologique

3.2.1. Cinéma

Caméra 360° Nokia ozo, développée par Nokia en 2015.
Caméra 360° Nokia ozo, développée par Nokia en 2015.
La vidéo 360° est un outil intéressant qui peut amener une nouvelle approche au cinéma, ainsi qu’à la manière de raconter une histoire. La maîtrise de cet outil, la réflexion autour de la scénarisation et de l’implication du spectateur va faire avancer le média d’un grand pas. L’immersion sera plus intense et impactante car nous serons plongés au cœur de l’image et il sera possible d’expérimenter sa propre histoire. L’utilisation des dispositifs RV est certainement envisagée par les réalisateurs afin de permettre d’être fidèle au mouvement de tête, et ainsi créer un lien direct entre nos actions et l’exploration du monde fictif.
Image d’une vidéo enregistrée en 360° avant traitement de montage vidéo.
Image d’une vidéo enregistrée en 360° avant traitement de montage vidéo.

Aujourd’hui, on a vu apparaître les salles ice (Immersive Cinema Experience) qui ont pour objectif d’intensifier l’immersion du spectateur dans l’image. L’idée est d’utiliser les technologies les plus performantes de ces dernières années afin de concevoir la salle de projection la plus optimale en termes d’immersion. Entre l’utilisation du projecteur laser 3 DLP de résolution 4K permettant une précision extrême de l’image, la technologie Dolby Atmos® pour une qualité sonore maximale et une spatialisation bien plus précise, la technologie LightVibes présente pour créer un couloir immersif en agissant sur un angle plus important du champ visuel ou encore avec l’augmentation du confort de l’assise avec des sièges inclinables qui permettent d’avoir une meilleure visibilité de l’écran. Tout est pensé, conçu et agencé afin d’intensifier l’immersion du public.

On observe une volonté d’intensifier l’immersion du public dans l’image en développant les technologies que nous connaissons et par une meilleure simulation des sens. On peut alors envisager l’utilisation de dispositifs divers développés en lien avec la réalisation du film qui stimuleraient nos autres sens. La manière d’expérimenter le cinéma ne cesse d’évoluer et le développement des salles ICE n’est qu’une avancée parmi tant d’autres. Nous assisterons à une utilisation plus précise de cette technique de projection et d’autres verront le jour par la suite comme récemment avec les salles 4DX. Mais aussi peut‑être par l’appropriation de la vidéo 360° et de la RV par le cinéma ?

3.2.2. Réalité augmentée

Si le smartphone est actuellement l’appareil leader dans le domaine de la RA, les différents casques et lunettes en cours de développement pourraient le challenger par la suite et leur perfectionnement aura plusieurs conséquences sur notre immersion. D’une part, la suppression des bords physiques ainsi qu’un champ visuel plus important rendra la virtualisation de l’environnement plus naturelle car aucune frontière ne sera présente pour nous ramener à la réalité physique, d’autre part, ces derniers permettront aussi d’expérimenter la RA dans l’espace public de manière plus stable et plus courante. On imagine facilement que le progrès technologique les dotera de meilleurs capteurs, caméras, capacité et puissance, permettant d’afficher des images virtuelles réalistes au point de pouvoir nous perturber.

Projet de lentille de contact avec circuit imprimé qui permet de mesurer le taux de sucre dans les larmes Google X.
Projet de lentille de contact avec circuit imprimé qui permet de mesurer le taux de sucre dans les larmes Google X.
Concept Art de lentille de contact à réalité augmentée développé par Babak Parviz.
Concept Art de lentille de contact à réalité augmentée développé par Babak Parviz.

Enfin, la possibilité de combiner l’appareil avec des interfaces externes qui augmentent le caractère multisensoriel des applications permettra d’intensifier la sensation d’immersion. Le goût, l’odeur, le toucher, ces sens difficiles à stimuler seront peut-être par la suite au cœur d’expériences immersives ? On peut s’attendre à voir émerger des formes plus diverses usant de ce dispositif immersif, la banalisation de son utilisation fera alors apparaître des applications novatrices impliquant l’utilisateur au cœur d’un univers partiellement virtuel.

Brevet de lentille de contact à réalité augmentée déposé par Sony en 2013.
Brevet de lentille de contact à réalité augmentée déposé par Sony en 2013.

Le perfectionnement du Spatial Mapping rendra l’image proposée plus crédible par la cohérence de l’action avec son environnement, rendant unique l’expérience vécue et augmentant la sensation d’immersion au cœur de l’image de l’utilisateur. Il ne serait donc pas étonnant de voir le smartphone perdre sa place de porteur de la technologie, pour la laisser aux différents casques et lunettes qui seront développés.

3.2.3. Réalité virtuelle

Masque Feelreal, compatible dans plusieurs casques de RV, présenté par feelreal.
Masque Feelreal, compatible dans plusieurs casques de RV, présenté par feelreal.
En ce qui concerne la RV, les casques vont se perfectionner pour devenir sans fil, les avancées techniques permettront d’augmenter l’autonomie du produit, les progrès informatiques permettront d’optimiser le poids de ce dernier, tentant de le rendre imperceptible par l’utilisateur.
DextrES, un gant à retour haptique pour la rv développé par des chercheurs suisses de l’epfl et de l’ETH.
DextrES, un gant à retour haptique pour la rv développé par des chercheurs suisses de l’epfl et de l’ETH.
Cet aspect très technique aura pour objectif d’effacer au maximum la sensation de rattachement à la réalité physique pour être entièrement plongé dans le monde virtuel. La recherche et le développement d’interfaces multisensorielles seront plus présentes afin de proposer des casques de RV plus perfectionnés et polyvalents en termes d’expériences sensitives. De nouveaux casques ? Des masques ? 5 Développé par l’entreprise feelreal, Feelreal est un masque compatible avec plusieurs casques de RV. Proposé lors de la GDC (Game Developers Conference) de 2015, l’entreprise lancera une campagne Kickstarter prochainement. Il permettra de sentir les odeurs ainsi que les sensations de toucher sur le visage. Des combinaisons sensitives ? On peut envisager la création d’outils très divers afin de proposer une expérience immersive toujours plus intense. La RV est vue comme le futur de l’immersion totale, un idéal immersif qui plongerait entièrement le spectateur au cœur d’un univers alternatif et de l’image proposée. Certains projets, dignes des plus grands films de science-fiction, envisagent même une immersion totale par la stimulation directe du SNC (Système Nerveux Central). Il serait alors possible de ressentir complètement la réalité virtuelle, son visuel, sa chaleur, son odeur, ses sons, etc., exactement comme nous ressentons notre réalité physique.

Conclusion

Le cinéma, la RA et la RV sont trois dispositifs propres à l’ère numérique qui ont su tirer parti des progrès technologiques pour évoluer. L’image, composante phare partagée par ces derniers, s’est vue acquérir une nouvelle forme au cours du temps. Désormais, elle n’est plus un simple visuel, mais elle est aussi sonore. Alors, si le son est intrinsèque au visuel, on comprend pourquoi il y a un perfectionnement des technologies qui sollicitent ces deux sens. Si le visuel permet de voir l’espace en 3D, d’estimer les distances, ou encore d’avoir conscience de la profondeur, c’est le son qui permet réellement de nous situer dans l’espace. Le caractère multisensoriel est donc déjà présent quoi qu’il arrive dans ces trois dispositifs, de manière volontaire ou non.

De plus, les progrès futurs tendent vers la création de dispositifs plus complets qui permettront aussi la stimulation de nos autres sens (masque, combinaison, salle 4DX, etc…). Le caractère multisensoriel ainsi que la volonté de sa complétude sont donc caractéristiques de ces trois dispositifs et c’est un des éléments qui les dénote le plus du passé. Cependant ce n’est pas le seul, l’interactivité est sans doute ce qui est le plus significatif. C’est l’aspect majeur qui est la source de création de technologies comme la RA et la RV. La volonté de pouvoir agir et interagir avec ce que l’on voit apporte une liberté que les développeurs recherchent pour leurs expériences immersives. Le but étant de créer une ségrégation avec les œuvres à visée contemplative pour tendre vers des œuvres expérimentables.

Alors finalement, peut-on dire que ces trois dispositifs de l’ère numérique permettent réellement d’augmenter les possibilités d’immerger le spectateur au cœur de l’image ? Même si les dispositifs antérieurs apportaient déjà des premières expérimentations d’immersion, il est, selon moi, indéniable que les nouvelles technologies augmentent drastiquement les possibilités immersives au sein de l’image. J’insiste bien sur le terme d’image, il n’est pas seulement question d’immersion, mais bel et bien d’image, c’est-à-dire un environnement visuel qui se déploie devant nous et qui est inhérent à sa composante sonore. Même si la multisensorialité et l’interactivité ne sont pas gage d’immersion, on peut difficilement réfuter qu’elles y contribuent grandement. Cependant, comme on l’a vu, il existe bien des moyens qui permettent aux créateurs, d’imaginer et de concevoir des objets toujours plus intenses en termes d’immersion. Les méthodes de cadrage, le montage, les génériques, les méthodes de projection, la géolocalisation, le Spatial Mapping, les objets virtuels, etc., tant d’outils qui sont à disposition et qui ont vu le jour progressivement depuis notre entrée dans l’ère numérique. Et bien que ces trois dispositifs connaissent certaines limites, les créateurs trouvent des moyens pour jouer avec afin de les contourner et même de s’en servir dans un but immersif. Les avancées futures et les prochaines évolutions des différentes interfaces qui supportent ces trois dispositifs vont ainsi se perfectionner et rendre l’immersion encore plus intenses et plus variées qu’elles ne l’est déjà. Peut‑être dans l’idée de tendre vers cet idéal qu’est l’immersion totale ?

Bibliographie

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